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Des insectes entiers dans nos assiettes, est-ce autorisé ?

Environnement & qualité - Qualité
16/07/2019
Le Conseil d’État se heurte à une question importante quant à l’interprétation qu’il convient de faire de la définition d’un nouvel aliment établie dans le règlement CE n° 258/97 du 27 janvier 1997 - abrogé et remplacé depuis le 1er janvier 2018 par le règlement UE n° 2015/2283 du 25 novembre 2015 – dans le cas précis des insectes entiers.
Dans le cadre d’une affaire opposant une société vendant des insectes entiers à destination de l’alimentation humaine (ci-après dénommée « société E ») et la préfecture de police de Paris ayant interdit cette commercialisation, le Conseil d’État décide de sursoir à statuer sur les conclusions du pourvoi de la société jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur la question suivante : l'article 1er, § 2, point e) du règlement CE n° 258/97 du 27 janvier 1997 doit-il être interprété comme incluant dans son champ d'application des aliments composés d'animaux entiers destinés à être consommés en tant que tels ou ne s'applique-t-il qu'à des ingrédients alimentaires isolés à partir d'insectes ?

Les faits
Par un arrêté du 27 janvier 2016, le préfet de police de Paris a suspendu la mise sur le marché des produits commercialisés par la société E constitués de vers de farine, de criquets ou de grillons préparés et destinés à l'alimentation humaine sous la forme d'insectes entiers et a ordonné leur retrait de la consommation jusqu'à l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché délivrée après une évaluation démontrant que ces produits ne présentaient pas de danger pour le consommateur. Par un jugement du 9 novembre 2017, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de la société E tendant à l'annulation de cet arrêté. Par un arrêt du 22 mars 2018, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société E contre ce jugement. La société requérante s’est alors pourvu en cassation contre cet arrêt.

Sur le bien-fondé de l'arrêt en ce qui concerne la proportionnalité des mesures décidées par l'arrêté préfectoral
Le Conseil d’État rappelle tout d’abord les dispositions du règlement CE n° 258/97 du 27 janvier 1997, relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires, alors en vigueur au moment des faits et sur le fondement duquel l'arrêté préfectoral a été pris.
Notamment le considérant 2 dudit règlement prévoit que les nouveaux aliments et les nouveaux ingrédients alimentaires doivent faire l'objet d'une évaluation d'innocuité unique suivant une procédure communautaire avant d'être mis sur le marché dans la Communauté.
L’article 1er, quant à lui, définit l’objet et le champ d’application du règlement et par la même donne une définition d’un nouvel aliment « 1. Le présent règlement a pour objet la mise sur le marché dans la Communauté de nouveaux aliments et de nouveaux ingrédients alimentaires. / 2. Le présent règlement s'applique à la mise sur le marché dans la Communauté d'aliments et d'ingrédients alimentaires pour lesquels la consommation humaine est jusqu'ici restée négligeable dans la Communauté et qui relèvent des catégories suivantes : (...) e) les aliments et ingrédients alimentaires composés de végétaux ou isolés à partir de ceux-ci et les ingrédients alimentaires isolés à partir d'animaux, à l'exception des aliments et des ingrédients alimentaires obtenus par des pratiques de multiplication ou de reproduction traditionnelles et dont les antécédents sont sûrs en ce qui concerne l'utilisation en tant que denrées alimentaires ; (...).

Quant au pouvoir du préfet de police de Paris de suspendre ou de retirer du marché un produit non conforme, celui-ci est prévu par l’article L. 218-5-4 du Code de la consommation dans sa rédaction alors en vigueur (remplacé depuis par l’article L. 521-16 dudit code).
Pour juger que l'arrêté préfectoral avait été légalement pris sur le fondement des dispositions précitées, la cour
  • s'est fondée sur l'avis adopté le 12 février 2015 par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) relatif aux connaissances scientifiques sur les risques sanitaires en lien avec la consommation des insectes, et
  • a relevé que la société E ne disposait pas des autorisations de mise sur le marché prévues par le règlement CE n° 258/97 précité.
Le Conseil d’État rappelle en outre que selon l’avis de l'ANSES précité, la consommation alimentaire des insectes est susceptible de présenter des risques pour la santé humaine. Les données scientifiques disponibles en vue de leur évaluation complète sont actuellement insuffisantes. Les mesures de police administrative décidées à titre temporaire par l'arrêté préfectoral prendront fin lorsque la société E se sera mise en conformité avec les exigences de la législation de l'Union applicable à la mise sur le marché des nouveaux aliments qu'elle entend commercialiser.
Par conséquent, le Conseil d’État estime que la cour n'a ni commis d'erreur de droit ni dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis en jugeant que les mesures décidées par l'arrêté préfectoral étaient nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi par les dispositions précitées.

Sur le bien-fondé de l'arrêt en ce qui concerne l'interprétation du règlement CE n° 258/97

Le Conseil d’État rappelle tout d’abord qu’aux termes du considérant 8 du règlement UE nº 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 relatif aux nouveaux aliments, abrogeant le règlement du 27 janvier 1997 à compter du 1er janvier 2018 : « Le champ d'application du présent règlement devrait, en principe, demeurer identique à celui du règlement (CE) nº 258/97. Toutefois, étant donné l'évolution scientifique et technologique depuis 1997, il y a lieu de revoir, de préciser et de mettre à jour les catégories d'aliments qui constituent de nouveaux aliments. Ces catégories devraient inclure les insectes entiers et leurs parties. (...) ».

Selon l’article 3 du règlement UE n° 2015/2283 un nouvel aliment est « toute denrée alimentaire dont la consommation humaine était négligeable au sein de l'Union avant le 15 mai 1997, indépendamment de la date d'adhésion à l'Union des États membres, et qui relève au moins d'une des catégories suivantes (en ce qui concerne les animaux et parties d’animaux): / (...) v) les denrées alimentaires qui se composent d'animaux ou de leurs parties, ou qui sont isolées ou produites à partir d'animaux ou de leurs parties, à l'exception des animaux obtenus par des pratiques de reproduction traditionnelles qui ont été utilisées pour la production de denrées alimentaires dans l'Union avant le 15 mai 1997, et pour autant que les denrées alimentaires provenant de ces animaux aient un historique d'utilisation sûre en tant que denrées alimentaires au sein de l'Union ; (...) ».

Une disposition transitoire est cependant prévue au 2 de l’article 35 du règlement UE n° 2015/2283. Les denrées alimentaires n'entrant pas dans le champ d'application du règlement CE nº 258/97, qui sont légalement mises sur le marché au plus tard le 1er janvier 2018 et qui entrent dans le champ d'application du règlement UE n° 2015/2283 peuvent continuer d'être mises sur le marché jusqu'à ce qu'une décision soit prise à la suite d'une demande d'autorisation d'un nouvel aliment ou d'une notification d'un aliment traditionnel en provenance d'un pays tiers introduite au plus tard le 2 janvier 2020.

Pour juger que l'article 1er, § 2, point e) du règlement du 27 janvier 1997 doit s'interpréter comme incluant les insectes entiers consommés pour eux-mêmes, la cour s'est fondée sur l'arrêt du 9 novembre 2016 (C-448/14) par lequel la Cour de justice de l'Union européenne, dans son interprétation de l'article 1er, § 2, point c) du même règlement, a dit pour droit que celui-ci « se caractérise par une double finalité, laquelle consiste non seulement à assurer le fonctionnement du marché intérieur des nouveaux aliments, mais aussi à protéger la santé publique contre les risques que ceux-ci peuvent générer » et qu'il « vise à établir au sein de l'Union des standards communs dans le domaine des nouveaux aliments et des nouveaux ingrédients alimentaires qui se traduisent, notamment, ainsi qu'il ressort de son considérant 2, par l'instauration d'une évaluation d'innocuité unique de ceux-ci suivant une procédure communautaire avant leur mise sur le marché de l'Union ».

Or la société E soutient que l'arrêt de la cour qu'elle attaque repose sur une interprétation erronée de l'article 1er, § 2, point e) du règlement du 27 janvier 1997. Selon elle, ces dispositions ne visent expressément que les « ingrédients alimentaires isolés à partir d'animaux » et non les animaux entiers qui ont été exclus de leur champ d'application matériel, comme l'ont d'ailleurs estimé les autorités britanniques et belges qui n'ont pas fait obstacle à la commercialisation d'insectes entiers sans autorisation préalable. Elle fait valoir, en s'appuyant sur le considérant 8 du règlement n° 2015/2283 du 25 novembre 2015 précité, que l'inclusion des insectes entiers dans la catégorie des nouveaux aliments, résultant de l'article 3, § 2, point v) dudit règlement, ne précise pas la définition antérieure qui était limitée aux seules parties d'animaux mais en modifie la portée par un ajout à la précédente définition. La société requérante en déduit que ses produits alimentaires constitués d'insectes entiers avaient été légalement mis sur le marché avant le 1er janvier 2018 et, à ce titre, bénéficiaient des mesures transitoires prévues par l'article 35, § 2 du règlement du 25 novembre 2015 précitées.

Le ministre de l'Économie et des Finances soutient au contraire qu'il n'y avait aucune raison sanitaire d'exclure la mise sur le marché d'insectes entiers du champ d'application du règlement CE n° 258/97 du 27 janvier 1997, conformément au considérant 2 de ce même règlement qui poursuit un objectif de santé publique, la consommation d'insectes entiers présentant autant de risques que celle d'ingrédients alimentaires isolés à partir d'animaux.
Compte tenu des possibilités d'interprétation différentes des termes de ce règlement CE n° 258/97 du 27 janvier 1997, la question de savoir si son article 1er, § 2, point e) doit être interprété comme incluant dans son champ d'application des aliments constitués par des animaux entiers destinés à être consommés en tant que tels ou ne s'applique qu'à des ingrédients alimentaires isolés à partir d'insectes pose une difficulté sérieuse d'interprétation du droit de l'Union européenne.

Cette question est déterminante pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'État qui décide de ce fait d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur les conclusions du pourvoi de la société E.

Voir aussi Le Lamy Dehove sur Lamydroitalimentaire.fr, étude 268.
 
Source : Actualités du droit